La méthode d’un illustrateur… et une malice quelque peu mystificatrice

Quelques voyages faits dans sa jeunesse permirent sans doute à Gabriel de Roton de voir certains vases grecs dans des musées et des collections particulières. Mais il rencontra surtout des images de vases grecs dans des publications archéologiques qui comportaient des planches de relevés graphiques. Dans la bibliographie de La Femme dans la céramique grecque, Notor donne une cinquantaine de titres, en commençant par le recueil de Wilhelm Tischbein, Collection of engravings from ancient vases, Naples, 1791-1795. On trouve dans ses archives les noms de Salomon Reinach, d’Eduard Gerhard (Auserlesene griechische Vasenbilder, 4. vol., Berlin, 1840-1848), de Fröhner (Choix de vases grecs), de F. Milligen (Peintures antiques de vases grecs, tirées de diverses collections, Rome, 1813) de J. de Witte (Description des collections d’antiquités conservées à l’hôtel Lambert, Paris, 1886). Pour cette dernière collection en particulier, Notor a pu s’inspirer de planches en noir et orangé dessinées par A. Housselin. Cette lettre de 1936, retrouvée dans ses archives, montre que notre vicomte avait le sentiment de faire œuvre de précurseur en travaillant à son Iliade et son Odyssée illustrées par la céramique grecque.

« J’ai bavardé avec le libraire des « Belles-Lettres » autrement dit de l’Association Guillaume Budé. L’Iliade de Mazon a gros succès, sa clientèle étant celle des collèges, lycées, universitaires et puis lettrés qui achètent généralement tout ce qui paraît dans cette collection comme traduction d’auteurs latins (La Louve) et grecs (La Chouette). — S’est étonné de ma question concernant une illustration possible d’après les reproductions de peintures de vases grecs. — J’ai acheté « L’Âme hellénique d’après les vases grecs » par Georges Méautis = 25F. Si vous ne le gardez pas pour vous, je le conserverai volontiers. De même « Le Dessin chez les Grecs d’après les vases peints » de Pottier, petit bouquin que vous possédez certainement. (…) »

Notor travaillait donc à partir d’images antérieures qu’il pouvait reproduire avec l’aide de calques ou redessiner, d’un trait particulièrement sûr, fin et précis. Le document ci-dessous montre un dessin esquissé, puis abandonné. A droite un premier dessin au crayon, résultant peut-être de l’utilisation d’un calque ; à gauche l’opération suivante : le dessin au trait à l’encre de chine. Il restait ensuite à noircir les surfaces.

Comment Notor opérait-il pour les ouvrages qu’il illustrait ? Pour les Chansons de Bilitis, pour Lysistrata, pour l’Iliade et l’Odyssée, la méthode est la même. Notor indique sur un cahier le déroulement de l’œuvre, par chapitres ou par chants. Pour chaque séquence, il fait la liste sur la page de gauche de ce qui peut appeler illustration (noms de personnages, dieux et héros, type de la scène, phrases retenues), et porte en vis-à-vis sur la page de droite le nom du vase antique retenu, avec l’indication du musée où il est conservé.

L’Iliade et L’Odyssée illustrées par la céramique sont des recueils d’images de vases grecs. Contrairement aux autres livres, ce sont les images qui sont ici essentielles, elles n’illustrent pas le livre, elles le constituent, en référence à un texte seulement évoqué. Dans les deux cas, Notor nous fait parcourir successivement les 24 chants du poème homérique. Le texte homérique n’est pas donné, mais il laisse la marque de sa structure générale. Pour chacun de ces chants est constituée une collection d’images. Chaque image est accompagnée par une référence précise à un passage du chant concerné, elle est commentée par une citation du texte homérique (dans la traduction de Victor Bérard) ou par une légende (parfois les deux). Chaque chant s’ouvre sur une grande gravure, en noir et orangé, qui crée un bel effet visuel.

En publiant ses dessins, Notor indique toujours le musée ou la collection d’origine, et parfois la nature du vase (rien de plus : pas de numéro d’inventaire, de dimension, de datation, très rarement le nom du peintre). Il semble ainsi mettre en relation immédiate le dessin qu’il signe et son support originel. Mais pour l’essentiel, ce n’est pas à partir des vases eux-mêmes que Notor établissait ses dessins, mais d’après des photos ou des gravures publiées dans les ouvrages archéologiques. Pourtant, notre vicomte aimait faire oublier cette médiation et c’est là que se révèle une certaine malice mystificatrice.

On remarquera que le livre La Femme dans l’Antiquité grecque, publié en 1901, précisait encore que les illustrations étaient établies « d’après les documents des musées et collections particulières ». A la fin de l’ouvrage, nous l’avons signalé, la bibliographie mentionnait de nombreux recueils archéologiques reproduisant des vases antiques. Suivait une table des gravures, qui indiquait la nature et le lieu de conservation des vases et statues. La bibliographie conduisait ainsi vers des recueils de reproductions, et la table des gravures vers les vases eux-mêmes. Cinquante plus tard, les deux volumes L’Iliade et L’Odyssée sont présentés comme illustrés directement « par la céramique antique ». Plus de bibliographie, mais des propos introducteurs de Jean-Paul Alaux qui nous disent que Notor «pendant un demi-siècle, consacra l’essentiel de son temps à dessiner avec une rare perfection, dans les musées et collections particulières, près de deux mille des plus belles céramiques grecques » (4) : nous sommes ici dans une légende éditoriale.

Notor ne travaillait donc pas directement « d’après l’antique ». Les dessins dont il s’inspirait étaient parfois partiellement inexacts, parfois ils comportaient des « corrections ». Par exemple le mouvement d’un bras pouvait être redessiné, un personnage jugé secondaire effacé, un objet supprimé, une lacune réparée. Nous retrouvons à l’occasion dans les images de Notor des libertés similaires.

Le plaisir de Notor était alors de faire oublier ces médiations et de suggérer cette connivence directe qui rattacherait au monde grec les pièces de sa collection d’images. L’auteur de L’Iliade et L’Odyssée illustrées par la céramique grecque invitait ainsi le lecteur à imaginer une double relation naturelle qui relierait chacune de ses images à la fois à un passage du texte homérique et à un objet conservé dans un musée lointain. Mais, nous le voyons maintenant, les choses n’étaient pas si simples…

(4)Préface à L'Odyssée illustrée d'après la céramique grecque, 1951.

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