Des variations multiples sur une même image de base

Prenons donc la pleine mesure de ces variations iconographiques et de cette polysémie propres aux images mises en jeu par Notor. Quatre exemples montreront comment Notor pouvait utiliser une même image de départ dans des ouvrages différents, en variant à la fois l’ampleur de la sélection, le mode d’encadrement, et le commentaire interprétatif.

Femmes, femmes, femmes…

variations à partir d’un cratère du British Museum

Le premier emploi de cette image se trouve dans Lysistrata (p. 92). Le dessin est inscrit par Notor dans un médaillon, avec une légende donnée par une réplique de la pièce :

« Ce qui me désole, ce sont les jeunes filles qui vieillissent toutes seules dans leur couche. »

Cette même image, sous cette même forme en médaillon (mais en brun et blanc), fut reprise trois ans plus tard dans les Chansons de Bilitis (p. 283), où elle illustre le poème « Intimités » et prend donc un sens bien différent :

INTIMITÉS

Pourquoi je suis devenue lesbienne, ô Bilitis, tu le demandes ? Mais quelle joueuse de flûte ne l'est pas un peu ? Je suis pauvre ; je n'ai pas de lit ; je couche chez celle qui veut de moi et je la remercie avec ce que j'ai.

Toutes petites nous dansons déjà nues ; quelles danses, tu le sais, ma chérie : les douze désirs d'Aphrodite. Nous nous regardons les unes les autres, nous comparons nos nudités, et nous les trouvons si jolies (…) .

Enfin dans L’Odyssée illustrée par la céramique grecque (p. 135 et ci-contre), le médaillon est remplacé par un cadrage rectangulaire, l’image est resserrée sur le personnage de droite et vient désormais illustrer une Circé langoureuse qui dit à Ulysse : « Montons sur mon lit, unissons-nous d’amour » (Chant X, 334-347).

« La grande et belle fille ! »

variations à partir d’une amphore de la collection Hope

Commençons par L’Odyssée illustrée par la céramique grecque (p. 135), où nous trouvons une belle « Phénicienne », inscrite dans un médaillon, avec cette légende :

Eumée à Ulysse : « Une Phénicienne était à la maison : la grande et belle fille » Chant XV. 416-417. Peinture d’une amphore (Collection du duc de Malborough.)

La même figure féminine avait été antérieurement présentée dans Lysistrata (p. 151) dans un plan plus large et dans un rectangle vertical, avec une autre légende :

Chœur de femmes « Venez tous faire chez moi vos provisions » (Collection Hope, Londres)

La même figure toujours apparaissait aussi dans La Femme dans l’Antiquité grecque (p. 208), avec un autre cadrage, qui ne laissait plus que la tête en médaillon et une autre orientation qui tournait vers le haut le regard de la femme. L’image semblait ici vaguement associée à Phèdre, ou aux deux femmes dont Euripide avait dû supporter les duretés à ce que nous dit Notor, ou encore à la courageuse Polyxène :

« Un jeune pastoureau… »

variations à partir d’une amphore du Vatican

Cette image a d’abord été présentée dans les Chansons de Bilitis (p. 95), pour illustrer un serment passionné :

LE SERMENT

« Lorsque l'eau des fleuves remontera jusqu'aux sommets couverts de neiges ; lorsqu'on sèmera l'orge et le blé dans les sillons mouvants de la mer ; Lorsque les pins naîtront des lacs et les nénufars des rochers, lorsque le soleil deviendra noir, lorsque la lune tombera sur l'herbe ; Alors, mais alors seulement, je prendrai une autre femme, et je t'oublierai, Bilitis, âme de ma vie, cœur de mon cœur. » Il me l'a dit, il me l'a dit ! Que m'importe le reste du monde, où es-tu, bonheur insensé qui te compares à mon bonheur !

L’image réapparaît dans L’Odyssée illustrée par la céramique grecque (p. 179), dans un médaillon autrement dessiné, qui efface la femme à droite, isole le jeune homme et lui confère alors une autre identité :

« Athéna avait pris les traits d’un jeune pastoureau ».

Chant XIII. 221 et suiv.

Dans ce contexte interprétatif, Notor ne pouvait donner de fonction à la femme de droite, qu’il devait donc effacer. Sans doute savait-il que ce jeune homme au bonnet phrygien, n’était ni l’amant de Bilitis, ni une apparition d’Athéna, mais le prince troyen Pâris, « jeune pastoureau » en effet quand il était berger sur les hauteurs de l’Ida. Mais notre artiste illustrateur suivait ses rêves… . (12)

Les mystères de la femme au voile…

variation à partir d’un fragment d’une amphore du musée de Berlin

L’image de gauche est publiée dans La Femme dans l’antiquité grecque (p. 70). Elle provient d’une amphore de Berlin et représente les noces d’Hébé. Le dessin est accompagné par la légende : « Le voile de la mariée ». A droite, dans L’Odyssée (p. 89), le visage de la femme, dans un plan très resserré, encadré dans un médaillon, un peu redressé, évoquera désormais l’ombre d’Anticlée apparaissant à Ulysse.
Ulysse : « Survint l’ombre de feu ma mère, d’Anticleia, la fille du magnanime Autolycos… » Chant XI. 153 et suiv.

Cette image est aujourd’hui publiée sous la forme suivante par Thomas H. Carpentier dans son livre Les Mythes dans l’art grec, « L’Univers de l’art », Thames and Hudson, 1998 (p. 159). Sont apportées cette référence : Berlin, Est F3257, Trendall RFVA 169, 32 et cette précision : le dessin est repris de l’ouvrage d’A. Furtwängler et K. Reichhold, Griechische Vasenmalerei.

Les archives de Notor livrent ici un document révélateur. Il s’agit de deux feuilles, collées l’une sur l’autre.

Document 2
Document 1

Le document 2 est collé sur le document 1. Cette feuille de dessin présente une ouverture circulaire, qui ne laisse voir en médaillon que la figure de la femme assise du document 1. La légende de ce document 2 : L’ombre d’Anticléia « la mère auguste » d’Ulysse. Odyssée, XI.153 suiv.

Cette feuille ainsi collée, avec son ouverture en médaillon, recouvre, pour en isoler un détail, le dessin antérieur qui avait servi pour le livre La Femme dans l’Antiquité grecque. Ce document 1 porte la légende : Le voile de la mariée.

Ces investigations invitent à mesurer la singularité des pratiques de Notor. Nous en avons exploré les manifestations les plus frappantes. Nous pouvons chercher à préciser encore le rapport que Notor entretenait avec les images grecques, en dégageant ce qui demeure intéressant et même séduisant dans ces usages parfois étonnants.

(12) Voir Odette Touchefeu-Meynier, « Un certain regard » dans L'Expression des corps, Gestes, attitudes, regards dans l'iconographie antique, sous la direction de Lydie Bodiou, Dominique Frère, Véronique Mehl, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 123-129. Cette image est un détail d'un cratère apulien (Vatican, musée grégorien étrusque 17223). Dans l'image d'ensemble, les deux personnages, Pâris et la femme appuyée sur le pilier, sont accompagnés sur le registre supérieur gauche par une Aphrodite assise qui regarde la scène, un grand éventail à la main, avec à ses côtés un Eros assis qui tient une couronne. Ce contexte invite à reconnaître l'image d'Hélène dans la femme accoudée sur le pilier. Nous retrouverons plus loin cette image d'Aphrodite, découpée par Notor, sans Pâris et Hélène, pour cadrer la seule Aphrodite (voir page 33).

© 2008 Association des études homériques