Le charme d’une désinvolture librement formulaire

Un moment de vigilance inquiète

Notor pouvait à l’occasion se montrer très soucieux de la justesse des légendes interprétatives qui accompagnent ses images. L’une d’elles fit problème dans L’Odyssée illustrée par la céramique grecque (p. 129).

La légende donne ces indications :

« La Nuit tombe du ciel »

Nyx, la Nuit sur son bige. Peinture d’une kylix. (Musée de Berlin) Chant IX, 69.

Les papiers de Notor nous le montrent très préoccupé par la publication de cette image avec son commentaire : car l’image ne représentait pas la Nuit, mais la Lune ! En août 1951, Notor demande à son éditeur la suppression de cette page dans l’édition en cours d’impression et rédige une note où se lisent ces lignes alarmées :

« Un véritable ‘faux’ en mythologie classique. ‘La nuit tombe du ciel.’ Homère ch. IX, 69 (Odyssée). Avoir pris, O honte, la Lune pour la Nuit, le blanc pour le noir. Folie sans nom de Notor, impardonnable erreur que n’eût pas commise un élève de Troisième. Critiques malveillantes. Résultat d’une colossale erreur : fou rire dans le monde entier, on peut en être certain. Suppression radicale de la page incriminée. »(13)

L’éditeur Jacques Delmas répondit que la Lune était bien « le symbole incontesté de la Nuit », et que le vicomte de Roton n’avait pas a craindre « le fou rire universel » dont il parlait .(14)

Quelques jours après ce moment d’affolement, Notor décidait d’assumer cette image :

« Pour en revenir à ‘la nuit tombe du ciel’ Nyx, la nuit, sur son bige, interprétation telle de ma part. La déesse semble vraiment tomber du ciel. (…) je tiendrai donc — en cas de polémiques — mordicus à mon ‘interprétation’. C’est le mot qu’emploie S. Reinach en pareille matière. »(15)

Tant pis pour ceux qui, « savants » ou « cuistres », récuseraient cette lecture :

« mon interprétation vaut bien la leur. Ou alors : délit d’opinion ? Il n’y a pas de délit d’opinion, en art et en politique. Tout cela pour affirmer que je compte, en cas de polémique, ne pas céder un pouce de terrain dans la question nuit ou lune. Je vote des deux mains pour la nuit. »(16)

Et la page 129 est bien restée telle qu’elle était, avec cette image litigieuse, une image que d’ailleurs Notor avait utilisée dans Les Chansons de Bilitis (p. 50), pour illustrer un poème qui évoquait alors … la lune, « La lune aux yeux bleus ».

Une liberté interprétative vivement revendiquée

Gardons la mesure : beaucoup d’images reproduites par Notor sont correctement interprétées. Mais beaucoup aussi sont très librement mises en jeu. Et Notor aimait souligner que les savants les plus autorisés laissaient parfois en suspens une interprétation énigmatique, ou faisaient des choix parfois arbitraires. Nous avons rappelé son observation à propos de sa « Pénélope reine d’Ithaque » :

« Il faut savoir, écrivait-il, que les savants usent de … l’interprétation parfois bien fantaisiste pour expliquer le sujet de certaines peintures de vases grecs. »(17)

Notor aimait rappeler comme une évidence que cette liberté d’interprétation était scientifiquement reconnue :

« Ne pas oublier : quantité des sujets indéterminés. Liberté absolue d’interprétation dans bien des cas. »(18)

Notor entendait donc à la fois garder sa pleine liberté d’artiste et faire reconnaître le caractère scientifique de son travail de dessinateur « grec ».

On l’imagine sourire de satisfaction en trouvant une solution bien à lui, comme dans le cas de cette image qu’il choisit, dans le livre Aspasie et Phryné, pour illustrer cette simple phrase : « On murmura ». Joli défi pour un illustrateur ! En travaillant sur l’épreuve livrée par l’imprimeur, il souligne d’un trait rouge ces deux mots, qui apparaissaient en ce contexte : Périclès avait fait inscrire le fils naturel qu’il avait eu d’Aspasie au nombre des citoyens « contrairement à une loi qu’il avait proposée lui-même autrefois pour refuser les droits politiques à ceux qui n’étaient pas nés de père et de mère athéniens. Ainsi il se déjugeait, jetait un défi au peuple. On murmura. » (p. 72). Et, pour illustrer cet énoncé minimal, Notor choisissait cette figure où deux femmes, isolées par le cadrage, semblent engagées dans un échange de paroles souligné par le mouvement de leurs mains droites :

Un usage « formulaire » ?

Notor s’était donc donné un large répertoire d’images qu’il convoquait dans des contextes divers, avec un certain nombre de variations à la fois graphiques et interprétatives. Cette pratique est déconcertante. On pourrait s’amuser à la défendre en disant qu’en puisant librement dans ce réservoir d’images, toutes prêtes en quelque sorte, Notor se livrait à une démarche formulaire dans le domaine de l’image, comme L’Iliade et L’Odyssée sont des poèmes formulaires.

L’un des charmes des poèmes homériques, on le sait, tient à ces expressions récurrentes, qui facilitaient la mémorisation du poète-aède, et dont on dit qu’elles constituent des formules et font de ces poèmes épiques des poèmes formulaires. Certaines expressions qualifient spécifiquement des dieux ou des héros (« L’Aurore aux doigts de rose », « Achille aux pieds légers », « Ulysse aux mille tours », « Héra aux yeux de génisse »), mais d’autres ont des champs d’application très larges (« tout semblable à un dieu », « aux beaux cheveux », « aux belles joues », « ô rejeton des dieux », « ces paroles ailées », « la barrière des dents », « c’est ainsi qu’il parla », « quand on eut satisfait la soif et l’appétit »…

A sa manière, la pratique de Notor rappelle ce jeu formulaire. Non pas par l’emploi d’expressions qui seraient spécifiquement qualifiantes, mais au contraire par l ’emploi de formules générales, pouvant se répéter dans des contextes divers. L’illustrateur décline à plaisir ses formules iconographiques et les insère dans des contextes variés. Il aurait aimé sans doute qu’on lui dise qu’il faisait un emploi homérique d’une collection d’images pour lui formulaires, pour une part multivalentes dans la perspective qui était la sienne.

Voici par exemple une image de dialogue tendre entre un homme et un femme, que Notor donne dans une version colorisée pour l’article publié par le Figaro illustré en janvier 1897 :

L’image est reprise, en noir et blanc, dans Aspasie et Phryné (p. 10) où elle est donnée comme une illustration de « la société athénienne ». La formule surprend par son caractère de généralité. Mais Notor trouve finalement un emploi spécifique pour cette image dans son Odyssée (p. 197) : nous sommes alors devant ‘« Hélène aux belles joues » en colloque avec Télémaque’, avec une référence au chant XV, vers 125 et suiv.

— On relèvera la suppression sur l’image de l’inscription « kalos », et la présence dans le nouveau commentaire de l’épithète typiquement formulaire : « Hélène aux belles joues ».

Il est particulièrement frappant de voir des images d’abord mises en jeu dans Les Chansons de Bilitis (dans un registre érotique) réapparaître plus de cinquante ans après dans L’Odyssée (dans un espace marqué par la noblesse de l’épopée) avec une signification qui est devenue homérique.

Nous en avons déjà rencontré quelques exemples. C’est ce que nous vérifierons encore avec ces deux images qui apparaissent d’abord dans Les Chansons de Bilitis :

La première (musée de Naples) illustre ce poème (p. 178) :

A UN MARI HEUREUX

Je t'envie, Agorakritès, d'avoir une femme aussi zélée. C'est elle-même qui soigne l'étable, et le matin, au lieu de faire l'amour elle donne à boire aux bestiaux. Tu t'en réjouis. Que d'autres, dis-tu, ne songent qu'aux voluptés basses, veillent la nuit, dorment le jour et demandent encore à l'adultère une satiété criminelle. Oui ; ta femme travaille à l'étable. On dit même qu'elle a mille tendresses pour le plus jeune de tes ânes (…).

La seconde (du musée du Vatican), cet autre poème (p. 206) :

LE DERNIER ESSAI

« Que veux-tu, vieille ? - Te consoler. - C'est peine perdue. - On m'a dit que depuis ta rupture, tu allais d'amour en amour sans trouver l'oubli ni la paix. Je viens te proposer quelqu'un. - Parle. - C'est une jeune esclave née à Sardes. Elle n'a pas sa pareille au monde, car elle est à la fois homme et femme, bien que sa poitrine et ses longs cheveux et sa voix claire fassent illusion. - Son âge ? - Seize ans. - Sa taille ? - Grande. Elle n'a connu personne ici, hors Psappha qui en est éperdument amoureuse et a voulu me l'acheter vingt mines. Si tu la loues, elle est à toi. - Et qu'en ferai-je ? Voici vingt-deux nuits que j'essaye en vain d'échapper au souvenir... Soit, je prendrai celle-ci encore, mais préviens la pauvre petite, pour qu'elle ne s'effraye point si je sanglote dans ses bras ».

Et ces images sont reprises dans L’Odyssée, avec exactement le même cadrage mais dans un chromatisme un peu différent : le brun quelque peu « artiste » est remplacé par le noir plus dépouillé. Et elles reçoivent un tout autre sens.

La première retrouve sa véritable signification en nous renvoyant au chant X et à Circé (p. 141) :

Aux compagnons d’Ulysse changés en animaux
« Circé jetait à manger faines, glands et cornouilles ». Chant X. 243-244. Peinture d’une œnochoé trouvée à Nocera (musée de Naples)

La seconde, dans un choix qui reste très libre, illustre le chant XXIII (p. 281), avec cette légende :

La vieille Euryclée en colloque avec Pénélope. Chant XXIII. 5 et suiv.

(13) Note intitulée « Enquête récente à propos de la peinture des vases grecs. Mythologie classique ». Archives de M. et Mme Vinot Préfontaine.

(14) Lettre de Jacques Delmas au vicomte de Roton, 22 août 1951. Archives de M. et Mme Vinot Préfontaine.

(15) Copie d'une lettre destinée à René Magnen, directeur des éditions Delmas (datée du 26 août 1951). Archives de M. et Mme Vinot Préfontaine.

(16) Copie d'une lettre destinée à Jacques Delmas (datée du 26 août 1951). Archives de M. et Mme Vinot Préfontaine.

(17) Copie d'une lettre à René Magnen, 22 août 1951. Archives de M. et Mme Vinot Préfontaine.

(18) idem

© 2008 Association des études homériques