Ces images grecques demeurent donc des images regardées et travaillées par Notor . Elles sont éclairées par l’identité du vicomte Gabriel de Roton, notable érudit, « antiquaire », dessinateur, esprit non-conformiste et pourtant très soucieux de respectabilité savante. Elles témoignent de la passion qui l’habitait, de son talent réel, de ses petites mystifications et de ses libertés parfois surprenantes.
Elles témoignent aussi de l’époque de leur publication. Ces images nous disent combien la Belle Epoque pouvait se sentir « athénienne » en certains matins. C’est bien ce que nous disent avec évidence ces articles publiés dans le Figaro illustré, ou dans Paris illustré autour de 1900.
En décembre 1904, Paris illustré offrait à ses lecteurs, pour son numéro de Noël, un article qui voulait faire sensation : « Carnet d’un reporter à la guerre de Troie » (signé « Pour traduction conforme : Bertrand Fauvet »). Les illustrations de Notor lui apportaient beaucoup d’éclat visuel.
Cet article au ton amusé et souriant nous donne la surprise de découvrir des images qui devaient se retrouver dans L’Iliade et L’Odyssée illustrées par la céramique grecque. Ce « Carnet d’un reporter à la guerre de Troie » s’ouvre ainsi par une grande image de l’enlèvement de Briséis arrachée à Achille ; nous trouvons plus loin l’image de Briséis qui figurera à l’ouverture de L’Iliade, ainsi que celle de la prise de Troie que nous avons commentée plus haut.
En août 1898, dans Le Figaro illustré, Bertrand Fauvet signait un article intitulé « Athènes s’amuse ». Dans un reportage élégant, il nous conduisait dans la cité de Périclès au premier jour des Grandes Dionysies. Des images de Notor illustraient le texte ; certaines, de grande dimension, présentaient des figures rouges (en fait de d’une couleur plutôt sanguine) sur fond noir, comme cette image de la première page :
En l’absence de légende, seuls les noms grecs inscrits sur l’image permettaient d’identifier Oreste, menacé par Clytemnestre, tuant Egisthe en présence d’Electre. Notor tenait à cette image qui détonnait quelque peu dans cet article souriant. Et il devait la reprendre cinquante ans plus tard dans son Odyssée illustrée par la céramique grecque : elle y constitue même la première grande figure, qui ouvre le premier chant . (24)
Remontons encore un peu le temps, et ouvrons cet autre article de Bertrand Fauvet, « La Journée d’une ‘Belle Madame’ au temps de Périclès », publié en janvier 1897, avec des illustrations colorisées de Notor auxquelles la mise en page conférait une présence spectaculaire :
« C’était pendant une des dernières représentations de Lysistrata. Mon voisin, favoris grisonnants, rosette violette, lunettes d’or sous lesquelles pétillait l’avidité de détailler les jolies pensionnaires du Vaudeville, poussait à tout moment des petits gloussements d’admiration. Il était gênant cet helléniste en rupture de chaire, mais si convaincu ! « Ah ! monsieur, quel pays, quelles femmes ! L’heureuse époque ! Que nous ne pouvons la revivre ! » Et pourquoi pas ? pensai-je. N’avons-nous pas l’ami Notor pour lequel les musées d’antiques n’ont plus de secrets ? Grâce à son pinceau évocateur, partons, « partons pour la Grèce » comme chante la Belle Hélène. »Cette Lysistrata est une pièce de Maurice Donnay, créée le 22 décembre 1892 à Paris avec, dans les principaux rôles, Réjane, Lucien Guitry, Lugné-Poé. Ce fut un événement dans ce monde brillant du théâtre du Boulevard (25). La Grèce pouvait ainsi être étonnamment présente dans l’opéra-bouffe et le vaudeville. La Belle Hélène avait été présentée pour la première fois à Paris au théâtre des Variétés, en décembre 1864. La Grèce de Maurice Donnay nous conduisait d’une certaine façon vers celle de Giraudoux (né en 1882)…
C’est dans ce contexte culturel que Notor travaillait à son ouvrage La Femme dans l’antiquité grecque. Il obtint pour cet ouvrage une préface d’Eugène Müntz, historien de l’art spécialiste de la Renaissance et membre de l’Institut. Cette préface nous donne une idée de ce climat culturel, dans lequel les images proposées par Notor faisaient sensation (elle nous informe aussi sur la renommée que Notor aimait cultiver) . En voici quelques lignes :
« M. Notor, qui est à la fois archéologue, écrivain et artiste, réunissait en lui toutes les qualités requises pour mener une telle tâche, à l’archéologue le soin de réunir les documents, à l’écrivain, celui de les commenter, à l’artiste, celui de les reproduire. . (…) Ce n’est toutefois pas une œuvre d’érudition que le jeune écrivain et dessinateur a entendu nous offrir : c’est un livre de haute vulgarisation qui ne sera déplacé ni sur le guéridon d’une élégante, ni sur le bureau d’un antiquaire. Pour documenter une si vaste enquête, M. Notor, qui n’en est pas à son coup d’essai —rappelons ses illustrations de Lysistrata et des Chansons de Bilitis— a exploré tous nos musées et compulsé tous les recueils connus ou inconnus d’antiquités helléniques. (…) En pénétrant ainsi dans l’intimité du sujet, M. Notor l’a rajeuni : nous étions quelque peu blasés sur la Grèce des académiciens, voilà l’Hellade qui reparaît, fraîche et primesautière, dégageant un pénétrant parfum de poésie, parée de son éternelle beauté. »Le recueil Les Chansons de Bilitis avait été lancé par une savoureuse mystification : Pierre Louÿs avait fait croire à l’existence de cette poétesse qui aurait été une contemporaine oubliée de Sappho. Les trois premières éditions (1895, 1897, 1898) présentent l’ouvrage sans faire apparaître le nom de l’auteur autrement que dans son identité de traducteur (la couverture indique : Les Chansons de Bilitis, traduites du grec par Pierre Louÿs). Dans la quatrième édition (Fasquelle, 1900 pour l’édition reliée, 1901 pour l’édition brochée), le nom de Pierre Louÿs apparaît pour la première fois comme un nom d’auteur (on lit désormais sur la couverture : Pierre Louÿs, Les Chansons de Bilitis, —traduites du grec), et pour la première fois, le recueil est illustré : les images de Notor apportaient comme un gage d’authenticité grecque à cette fiction littéraire (« 300 gravures et 24 planches en couleurs hors texte par Notor, d’après des documents authentiques des musées d’Europe »). Cette édition ainsi illustrée connut de nombreux tirages ultérieurs (1911, 1916, 1922, 1923, 1925, 1928, 1949). Une traduction espagnole est parue en 1983 (Visor, Madrid. Colección Visor Poesía).
En 1913, Notor était salué en ces termes par l’éditeur dans la préface de l’ouvrage de Jean Bertheroy, Aspasie et Phrynè :
« Nous tenons à exprimer toute notre gratitude à l’artiste admirablement informé, Notor, qui nous a apporté cette nombreuse suite de dessins où revit l’antiquité de la plus belle époque, celle de Phidias et celle de Praxitèle. »La publication en 1919 des Aventures d’Aristonoüs de Fénélon, avec des illustrations de Notor, était conçue pour séduire les bibliophiles. Pour l’éditeur, la participation de Notor contribuait à la qualité de l’ouvrage.
Pendant une vingtaine d’années, ces images grecques de Notor eurent ainsi une indéniable renommée dans certains milieux littéraires parisiens. Elles parvinrent ainsi à des publics qui, sans elles, n’auraient sans doute pas eu accès à ces beautés de la céramique grecque. Après la guerre, le vicomte de Roton, désormais installé à Rayne Vigneau, bientôt maire de Bommes, se consacra autant à la préparation de L’Iliade et de L’Odyssée qu’à sa collection de gemmes. Et sa personnalité singulière permit à certaines de ses images grecques de circuler dans les milieux bordelais marqués par la grande tradition du vin : il donne ainsi des illustrations pour l’ouvrage de Charles Dormontal, La Genèse de son Altesse le Vin (26), et en 1938 pour la publication du docteur J. M. Eylaud, L’offrande à Bacchus, poème allégorique édité par le Comité international pour l’étude du vin et du raisin. Cette rencontre est pour nous délectable…
La couverture du livre de Charles Dormontal met en valeur cette participation « grecque ». L’ouvrage est en effet ponctué par une quinzaine d ’illustrations hors texte, en pleine page, en orangé et noir, comme celles qui apparaîtront dans les ouvrages homériques à venir.
Des commentaires élogieux saluèrent la publication de L’Iliade et L’Odyssée illustrées par la céramique grecque. Notor reçut de nombreuses félicitations des personnalités auxquelles il avait adressé la première édition de l’Iliade en 1943.
Il obtient de Paul Claudel en 1947 ces belles préfaces qui accompagnèrent les éditions de 1950-1951 et qui mériteraient un examen particulier.
La diffusion de ces ouvrages demeura certes limitée (1400 exemplaires pour l’Iliade, 1600 pour l’Odyssée). Pourtant les images grecques de Notor ont continué leur parcours et furent reproduites dans des éditions parues ces dernières décennies.
Elles illustrent le manuel scolaire canadien de Raymond Tremblay, Ikaros, Initiation au grec ancien, Sainte-Anne-de-Beaupré, Séminaire Saint-Alphonse, 1963, 353 pages (images publiées avec l’autorisation de Notor).
Les illustrations « homériques » de Notor furent reprises par l’éditeur Jean de Bonnot dans ses éditions de L’Odyssée et de L’Iliade, dans une traduction de Leconte de Lisle (1973-1978 pour les premières éditions) (27) et par l’Ecole des Loisirs pour une version abrégée de L’Odyssée destinée à la jeunesse (1988). (28)
Les images de Notor se trouvent aussi sur Internet (où elles sont reproduites avec une qualité variable).
On peut voir les images de L’Iliade et de L’Odyssée illustrées par la céramique grecque :
sur le site universitaire Homerica : http://w3.u-grenoble3.fr/homerica
page spécifique : http://w3.u-grenoble3.fr/homerica/md/textes/resumees/index.html
sur le site personnel : http://homere.iliadeodyssee.free.fr/
page spécifique : http://homere.iliadeodyssee.free.fr/traducteur/notor/notor.htm
Les images des Chansons de Bilitis sont reproduites, avec les textes de Pierre Louÿs, sur le site « Méditerranées » : http://www.mediterranees.net/
page spécifique : http://www.mediterranees.net/litterature/bilitis/bilitis1/
Les illustrations d’Aspasie et Phryné, de Jean Bertheroy (Berthe-Corinne Le Barillier) sont reproduites dans la publication numérisée de l ’ouvrage mise en ligne sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale : http://gallica.bnf.fr.
Le musée départemental Dobrée, à Nantes, a présenté une sélection d’images de Notor en accompagnement d’une grande exposition « Vases en voyage, de la Grèce à l’Etrurie » qu’il a organisée et accueillie en 2004.
Notor disait que son portfolio d’images grecques comportait quelque 2000 gravures. Peut-on rêver de voir cette collection d’images, qui reste exceptionnelle par son ampleur et sa qualité graphique, intégralement numérisée dans de bonnes conditions, pour être ainsi préservée et accessible pour les temps à venir ? Ces images méritent de continuer à vivre : dans leur netteté, dans leur clarté, parfois dans ces transformations qui relèvent d’une liberté revendiquée par leur auteur, elles nous parlent avec bonheur de cette Grèce antique rêvée par Notor, vicomte de Roton, de la fin du XIXème siècle au milieu du XXème siècle.
(24) L'image est accompagnée de cette référence : « Chant I, 29 et suiv. ». L'Odyssée en effet s'ouvre sur une évocation de l'assemblée des dieux, où Athéna plaide la cause d'Ulysse. Mais avant qu'elle ne prenne la parole, Zeus rappelait les déplorables conditions dans lesquelles Egisthe venait de trouver la mort.
(25) Maurice Donnay (1859-1945), qui avait débuté sa carrière littéraire avec Alphonse Allais comme chansonnier au cabaret du Chat noir, connut avec cette pièce un premier succès. La pièce fut éditée en 1893 (Paul Ollendorf, Paris). Son auteur fut élu à l'Académie française en 1907.
(26) On peut lire ces lignes dans le document de souscription pour cet ouvrage : « Superbe volume de luxe sur Alfa Mousse de Navarre. ILLUSTRATION DE NOTOR. Hors texte en couleurs, d'après les peintures égyptiennes, les vases grecs et la sculpture romaine. Complété par une anthologie des Poètes du Vin. Vade-mecum du viticulteur, du négociant, de l'amateur et du gourmet, véritable musée et armorial des Vins de France. »
(27) Jean de Bonnot reprend, en noir et blanc, une bonne partie des figures de L'Iliade et de L'Odyssée illustrées par la céramique grecque. La première page de l'Iliade annonce : « Traduction de Leconte de Lisle illustrée de peintures relevées sur les anciens vases grecs ». La page suivante précise : « Les illustrations et les légendes sont l'œuvre de NOTOR, vicomte de Roton ».
(28) Quelques images seulement sont reproduites, en noir et blanc, sans légende. La première page annonce : « L'Odyssée, traduction du grec de Leconte de Lisle, abrégée et remaniée par Bruno Rémy, illustrée de dessins de Notor (1951) à partir de céramiques grecques. »