Des interprétations problématiques ou abusives

Au delà de ces adaptations graphiques, la liberté de notre illustrateur se manifeste dans ses choix interprétatifs : nous retiendrons ici deux séries d’exemples qui touchent pour les uns à la représentation de Pénélope et pour les autres à celle des Prétendants. Dans les deux cas, trois images permettront de prendre la mesure du problème.

Improbables Pénélopes

La femme éplorée —sur une œnochoé du musée Naples

L’Odyssée illustrée par la céramique grecque offre sur sa page de couverture une image qui est donnée comme représentant « Pénélope, reine d’Ithaque » (elle est reprise page 35) – ci-dessous) :

L’Odyssée, page de couverture

Mais cette image avait été intégrée dans l’article « Théâtre antique. —Gestes modernes », publié en décembre 1899 dans la revue Le Théâtre (éd. Jean Boussod, Manzi, Loyant et Cie) [article signé D.B. De Laflotte, avec des dessins signés de Notor, et d’autres sans signature] : cette femme était alors identifiée comme Phèdre.

Article « Théâtre antique —Gestes modernes »

Cette « Phèdre » était insérée dans un rectangle noir : l’image publiée par Notor dans son Odyssée a été inscrite par lui dans un médaillon qui relève de son invention. Nous pouvons retrouver encore cette image dans La Femme dans l’Antiquité grecque (p. 179), dans la même présentation rectangulaire que dans la revue de 1899, mais avec une autre légende : « Aphrodite pleurant Adonis ».

Il y avait bien là une interprétation problématique, à propos de laquelle Notor livre d’ailleurs ces réflexions en 1951 pour défendre l’option retenue dans son Odyssée :

« Il faut savoir que les savants usent de … l’interprétation parfois bien fantaisiste pour expliquer le sujet de certaines peintures de vases grecs. (…) La Pénélope de la couverture de l’Odyssée (…) ainsi en grands falbalas, assise sur un trône et dont la tristesse, l’empreinte de la plus profonde tristesse se lisent sur son visage —tristesse de Pénélope— eh ! bien presque aucun savant n’est d’accord sur les « titres et qualités » de la dite. De M. Sal. Reinach ces lignes : « l’interprétation est très difficile. On a vu successivement dans le personnage principal : Pénélope, Phèdre, Héra, Créuse, Aphrodite (…) ». On peut dire que tous les savants se sont escrimés sur cette figure de femme que, personnellement, je traduis par Pénélope, reine d’Ithaque. Et j’ose dire que c’est peut-être l’une des meilleures interprétations qu’on en puisse faire. » (7)

La femme au miroir —sur une amphore « de la collection du duc de Malborough »

Cette image de « Pénélope se lamentant sur sa beauté détruite » se trouve dans L’Odyssée illustrée par la céramique grecque (p. 135). Rien ne permet pourtant d’identifier cette femme au miroir à Pénélope, comme on peut d’ailleurs le vérifier en retrouvant les vers du chant XVIII signalés par Notor :

Chant XVIII, v. 178-181 (trad. Victor Bérard)
Pénélope. — Eurynomé, mon cœur éprouve le désir, que toujours j'ignorai, de paraître devant les yeux des prétendants ; pourtant je les abhorre ; mais je dois dire un mot à mon fils : mieux vaudrait qu'il ne fût pas toujours avec les prétendants ; sous de belles paroles, ces bandits n'ont pour lui que sinistres pensées. Et l'intendante Eurynomé, de lui répondre :
— Ma fille, en tout cela, tu parles sagement... Va donc ! parle à ton fils et ne lui cache rien. Mais baigne ton visage et farde-toi les joues ; ne descends pas ainsi, les traits bouffis de larmes : cet éternel chagrin n'est pas de la sagesse, et voici que ton fils est à cet âge, enfin ! de la première barbe où, de le voir un jour, tu priais tant les dieux ! La sage Pénélope alors lui répondit :
— Eurynomé, tais-toi ! ton amour me conseille de baigner mon visage !... et de farder mes joues ! Ah ! ma beauté ! les dieux, les maîtres de l'Olympe, l'ont détruite du jour que le héros partit au creux de ses vaisseaux !...

C’est Notor qui se plaît à imaginer une Pénélope au miroir et à la retrouver dans l’image d’une femme anonyme de sa collection.

Invitation ou protestation ? —sur une kylix du Cabinet des médailles

L’Odyssée illustrée par la céramique grecque présente cette image (p. 283), accompagnée de cette citation :

Ulysse : « Mais gagnons notre lit, ô femme !… » Pénélope : « Ton lit te recevra dès que voudra ton cœur ». Chant XXIII, 165 et suiv., 254 et suiv.

Il est difficile de reconnaître ce dialogue conjugal dans cette image où la jeune femme est présentée dans une attitude qui, dans l’imagerie grecque, n’est pas celle d’une épouse.

Une surprise nous attend à ce propos : Notor avait déjà employé cette même image pour illustrer l’une des chansons de Bilitis, dont voici le texte (éd. citée, p. 310-311) :

MÉLANCOLIE
Je frissonne ; la nuit est fraîche, et la forêt toute mouillée. Pourquoi m'as-tu conduite ici ? mon grand lit n'est-il pas plus doux que cette mousse semée de pierres ?
Ma robe à fleurs aura des taches de verdure ; mes cheveux seront mêlés de brindilles ; mon coude, regarde mon coude, comme il est déjà souillé de terre humide.
Autrefois pourtant, je suivais dans les bois celui... Ah ! laisse-moi quelque temps. Je suis triste, ce soir. Laisse-moi, sans parler, la main sur les yeux.
En vérité, ne peux-tu attendre ! sommes-nous des bêtes brutes pour nous prendre ainsi ! Laisse-moi. Tu n'ouvriras ni mes genoux ni mes lèvres. Mes yeux mêmes, de peur de pleurer, se ferment.

La même image aura ainsi été employée dans deux interprétations contradictoires : avec Pierre Louÿs, une femme « libre » se refusant au désir d’un homme, avec Homère, Pénélope devant Ulysse. Notor savait donc très bien lui-même qu’il faisait tenir à la même figure deux discours opposés.

Incertains prétendants

Les prétendants festoyant ?

L’Odyssée illustrée par la céramique grecque (p. 251) présente cette image :

« Les prétendants festoyant » « C’était dans la salle un plantureux festin tout de joies et de rires » Chant XX. 389-390. Peinture d’une kylix de Brygos (British Museum)

Pour évoquer ces « Prétendants festoyant », Notor reprend une image qu’il avait publiée (en noir et blanc) dans Aspasie et Phryné, sous le titre plus sobre de « Scène de banquet » (p. 75). Rien en effet n’indique dans l’image que nous serions ici à Ithaque…

Les prétendants consternés … ou fougueux ?

L’Odyssée illustrée par la céramique grecque propose deux images qu’il est amusant (et instructif) de rapprocher. La première ((p. 207) veut nous donner à voir « les prétendants consternés » :

« Au cœur des prétendants, quel trouble consterné ! ils sortent de la salle. » Chant XVI, 343-344. Peinture d’une kylix de Hiéron (collection van Branteghem)

La présence de l’autel fumant au cœur de la scène n’est pas prise en compte, comme elle pourrait l’être dans une autre interprétation dont Notor disposait. En effet, cette même image avait été publiée en 1899 (en noir et blanc) dans l’article de la revue Le Théâtre, avec une autre légende : « Chœur des vieillards (Antigone) ». C’est sans doute la présence de l’autel qui conduisait à cette lecture : l’espace théâtral grec comprend un autel (mais pourquoi l’image nous le montre-t-il avec ses flammes ?) La même figure apparaissait dans La Femme dans L’Antiquité grecque (p. 203), avec des adjonctions qui coloraient en rouge sombre les bandeaux posés sur les têtes et les flammes de l’autel, avec une légende de même genre : « Chœur antique »

Plus loin (p. 257) , une autre image vient suggérer l’entrée des fougueux prétendants :

« On vit alors entrer les fougueux prétendants » Chant XX, 160 Peinture d’une kylix de Hiéron trouvée à Vulci (collection van Branteghem)

Notor avait antérieurement publié cette image avec une autre légende dans Lysistrata (p. 58-59). Les « prétendants » étaient alors les acteurs d’un chœur comique :

Chœur de vieillards « Allons, vite à l’Acropole, hâtons-nous ». Collection van Branteghem, Bruxelles, p. 54 (8)

Cette image impliquait un travail de sélection, et la reconstitution d’une lacune. Voici en effet une représentation du vase d’origine : (9)

Un homme en armes à gauche, le pied posé sur un rocher, le regard levé vers le ciel. Nous ne pouvons plus être devant plus les prétendants arrogants de Pénélope .(10)

Notor précisait que ces deux images provenaient de la collection van Branteghem, mais ne signalait pas qu’il s’agissait d’un même vase et d’une image originellement unique dont il avait tiré ces deux illustrations différentes. Voici un relevé général de cette image de départ :(11)

On constate alors que les « prétendants consternés » viennent de la partie gauche de ce relevé (cadre rouge), avec cet autel qui occupe l’espace situé sous une anse :

Les « fougueux prétendants » sont sélectionnés à partir d’un autre cadrage, qui recoupe partiellement le premier (il reprend les trois personnages à gauche de l’autel, mais élargit le champ en intégrant à gauche le quatrième personnage) :

Ce jeu de découpage donne ainsi deux images nouvelles, toutes deux appelées à illustrer une scène homérique auxquelles elles sont pourtant étrangères. Résumons :

Les prétendants consternés :

Les fougueux prétendants :

Notre illustrateur se reconnaissait ainsi une liberté singulière dans ses interprétations et dans les sélections qu’il pratiquait dans son répertoire iconographique…

A l’occasion, des contresens assumés

Cette liberté pouvait conduire notre vicomte à des interprétations dont il savait qu’elles étaient erronées. Nous en voyons un exemple manifeste dans cette image de l’Odyssée illustrée par la céramique grecque (p. 211), accompagnée de cette légende :

Télémaque : « Quel changement mon hôte ? Serais-tu l’un des dieux du vaste ciel . »

Ulysse : « Je ne suis pas un dieu ! … Crois-moi, je suis ton père. »

Chant XVI, 187-189.

Or, notre vicomte savait très bien que cette image ne représentait pas une scène de reconnaissance entre un fils et son père, mais un jeu typique entre l’aimant (l’homme adulte) et l’aimé (l’éphèbe). Et cette même image, pareillement cadrée, avait d’ailleurs été publiée dans les Chansons de Bilitis (p. 80) pour accompagner ce poème devant lequel elle avait bien son sens érotique :

A UN EGARÉ

L'amour des femmes est le plus beau de tous ceux que les mortels éprouvent, et tu penserais ainsi, Kléôn, si tu avais l'âme vraiment voluptueuse ; mais tu ne rêves que vanités.

Tu perds tes nuits à chérir les éphèbes qui nous méconnaissent. Regarde-les donc ! Qu'ils sont laids ! Compare à leurs têtes rondes nos chevelures immenses ; cherche nos seins blancs sur leurs poitrines. (…)

(7) Coupe du musée de Berlin, ARV2 462, 48, dans La Cité des Images, Religion et société en Grèce ancienne, Nathan, 1984 (p. 146).

(8) Cette référence conduit à ce livre : Collection van Branteghem. Catalogue par W. Fröhner, ancien conservateur au Musée du Louvre. Vases peints & Terres cuites, Paris, 1892. On notera que Notor signale ici le livre à partir duquel il dessine cette image.

(9) dans John Boardman, Les Vases athéniens à figures rouges, La période archaïque, Paris, 1996. Références actuelles du vase : Boston Museum of fine Arts, 95.28, de Vulci. ARV 816, 1.

(10)La scène reste difficile à interpréter. 'Scène de recherche' indique prudemment John Boardman.

(11)Emprunté ici au recueil de Salomon Reinach, Répertoire des vases peints grecs et étrusques, 1923, tome I, p. 107.

© 2008 Association des études homériques